Terminologie familiale palestinienne : l’appellation des grands-mères
Rien n’oblige à appeler sa grand-mère par le même nom que son voisin. Ce simple détail, a priori anodin, ouvre pourtant une brèche dans la compréhension des identités familiales palestiniennes. Les mots, ici, ne se contentent pas de désigner : ils situent, tracent des frontières, transmettent des héritages, parfois même à l’insu de ceux qui les prononcent.
Dans certaines familles palestiniennes, l’appellation choisie pour la grand-mère dépend de la lignée, du territoire familial, et parfois de la façon dont se vit le lien. Ce mot reflète tour à tour la proximité, la hiérarchie ou même l’inscription dans une communauté, bien au-delà de la stricte parenté.
Nommer sa grand-mère Teta, Sitti ou Jadda n’a rien d’anecdotique. Chaque mot porte une charge particulière, qui dit autant les attachements que les héritages contrariés de l’exil, de la mémoire et de la transmission. Cette pluralité lexicale décline en nuances l’intimité et l’histoire familiale palestiniennes, souvent ignorées des regards extérieurs.
Plan de l'article
- Quand les mots racontent l’histoire : la place des grands-mères dans la terminologie palestinienne
- Pourquoi la perte et la mémoire familiale sont-elles racontées différemment en Palestine et en Israël ?
- Regards croisés : récits, transmission et enjeux autour des grands-mères dans les discours contemporains
Quand les mots racontent l’histoire : la place des grands-mères dans la terminologie palestinienne
La terminologie familiale palestinienne ne se résume jamais à de la tendresse ou à un simple usage. Derrière ces mots se dessine un paysage social et historique foisonnant, du moindre village de Cisjordanie aux métropoles de Gaza ou aux foyers dispersés bien au-delà des frontières. Dire Sitti, Teta ou Jadda, c’est déjà évoquer un tissu de traditions et d’échanges, les influences locales autant que celles venues d’ailleurs.
Dans la famille étendue palestinienne, la figure de la grand-mère occupe un rôle central. Soutien, mémoire, lien intergénérationnel : elle incarne la continuité. Le mot employé pour la nommer traduit un attachement profond à la cellule familiale, où la solidarité passe aussi bien par le langage qu’à travers le geste quotidien. Choisir de l’appeler ‘Sitti’ ou ‘Teta’, c’est raconter à voix basse des fragments de migrations, de séparations, de rencontres ou d’endurance silencieuse.
Quelques exemples concrets éclairent ces choix de mots :
- Sitti : traditionnel et répandu autant en milieu rural que citadin, ce mot symbolise la mémoire familiale. Il demeure courant dans de nombreux foyers palestiniens.
- Teta : ce terme, adopté à l’origine dans d’autres pays arabes comme l’Égypte ou parmi certaines familles urbaines, s’est intégré à la langue domestique de familles ouvertes sur la pluralité du monde arabe.
- Jadda : resté plus littéraire, il s’entend rarement dans le langage ordinaire, mais reste employé dans les contextes officiels, les livres et cérémonies.
Chaque choix illustre la faculté d’équilibrer entre tradition et adaptation face aux bouleversements. Quand il s’agit d’ancrer une identité forte, ces appellations cousent étroitement la sphère privée au grand récit collectif. La famille, pivot de la transmission, s’ancre ainsi dans la durée.
Pourquoi la perte et la mémoire familiale sont-elles racontées différemment en Palestine et en Israël ?
La mémoire familiale ne se construit jamais hors-sol. Elle naît de l’entrelacs de l’histoire et des secousses politiques. En Palestine, la Nakba de 1948 a dispersé des familles entières, de Gaza à Beyrouth en passant par Jaffa ou la Syrie. Chez les aînées, les souvenirs retransmis deviennent un socle pour les jeunes générations, empêchant la coupure d’avec la terre quittée. Nommer la grand-mère, partager un récit, c’est refuser l’effacement.
En Israël, le contexte donne un autre relief au souvenir familial. L’installation, la fondation d’un État et la recomposition à partir de nombreuses diasporas recouvrent les récits d’intégration, de reconstruction et d’espoir. Les grands-mères évoquent la traversée des guerres, la création de nouveaux villages, ou simplement la vie sur cette terre retrouvée ou découverte. L’empreinte du passé collectif se nourrit ici de l’idée d’enracinement, alors que côté palestinien, elle se fonde sur le manque et la perte.
Pour distinguer ces mémoires, voici comment les récits prennent forme :
- Palestine : la transmission passe avant tout par l’oralité, les souvenirs de villages effacés ou les récits de déplacement. Autour de la table familiale, ces histoires circulent, sculptant une mémoire partagée, bâtie sur l’expérience du manque.
- Israël : l’accent se porte sur le rassemblement familial, la construction, les étapes d’intégration. Les narrations s’attachent à la création d’un foyer, l’armée, la citoyenneté conquise.
Rien n’est neutre dans ce qui se raconte de la perte ou du déracinement. Mot à mot, ces paroles creusent deux identités collectives, façonnées par la guerre et la géographie, tellement mêlées et pourtant portées chacune par ses propres mots.
Regards croisés : récits, transmission et enjeux autour des grands-mères dans les discours contemporains
Grand-mère palestinienne : bien plus qu’un pilier domestique. Elle endosse le rôle de dépositaire d’une mémoire vivante, transmise durant les veillées, les grandes retrouvailles, voire à travers une simple recette confiée à une petite-fille. Le trajet de cette transmission ne connaît pas de frontières : il relie Gaza et Paris, Beyrouth et Londres, les berges du Jourdain et la diaspora. Encore aujourd’hui, la famille élargie demeure un socle, l’entraide familiale s’exprime bien au-delà du sang.
Dans le contexte du conflit israélo-palestinien, la grand-mère occupe une place de résistante autant que de raconteuse. Le mouvement national palestinien s’appuie sur celles qui veillent sur la mémoire : elles nourrissent la question du retour, des droits, conservent en filigrane l’image d’un village disparu. De nombreux travaux, tel ceux publiés dans Confluences Méditerranée, rappellent la puissance de cette génération dans la fabrique de l’identité palestinienne, que ce soit sur la terre natale ou à l’extérieur.
Concrètement, ces enjeux se manifestent de plusieurs façons :
- Dans les camps de réfugiés, la responsabilité économique ou relationnelle des grands-mères pèse lourd. Elles servent souvent de repère, préservent le lien au sein de groupes dispersés.
- Chez les familles qui ont refait leur vie loin de la Palestine, la transmission se glisse dans la langue, la tradition culinaire, ou les récits d’avant. Un réservoir silencieux d’identité et une arme contre l’oubli.
Ce lien à la grand-mère imprime encore la vie quotidienne en Palestine. Chaque souvenir partagé se fait garde-fou contre la disparition. Et ce qui se joue à l’intérieur du foyer fertilise aussi les discussions publiques, traverse les débats politiques, et donne forme, génération après génération, à l’appartenance palestinienne. Le fil ne casse pas. Il se transmet, patiemment, inlassablement, mot après mot.